C’est quoi, la transphobie ?, par Selene

tumblr_lit9wpEfaX1qdkhdgo1_500« S’il existe de tels propos, clairement haineux et méprisants, c’est que notre société toute entière est basée, dans ses valeurs, sur notre mise à l’écart, sur le fait que nous serions une anomalie, une exception monstrueuse. »

Repris du blog Wakening princess, publié le 15 janvier 2015.

C’est le rejet des personnes trans pour ce qu’elles sont.

La partie la plus visible, c’est la partie haineuse ou méprisante. Le sommet de l’iceberg, c’est évidemment les agressions que l’on peut subir au quotidien. Et quand je parle de quotidien, c’est bien que si je sors tous les jours, je vais avoir tendance à être agressée (au moins verbalement) tous les jours, tant que je me situe encore dans une zone d’entre-deux, tant que l’on peut lire sur ma personne des signes visibles appartenant aux deux genres (par exemple, pour mon cas, un habillement clairement féminin avec des traits de visage qui peuvent pour certains être identifiés comme vaguement masculins).

Parlons de faits. Je suis souvent traitée de travelo, que ce soit directement (« hé, sale travelo ! ») ou indirectement (« hé regardez c’est un travelo ! »). Les autres insultes que je peux recevoir sont systématiquement au masculin, négation supplémentaire de ce que je suis. J’arrive assez bien à voir si l’on m’a identifiée comme trans : il me suffit de suivre les regards en coin et plissés, les rires, les murmures entendus de personnes qui sont en train de me regarder ou de me pointer du doigt sans aucune discrétion. Ils sont de plus en plus rares, mais tout récemment, même après deux mois d’hormones (et une apparence qui me permet d’être désignée comme « madame » dans la majorité des magasins), j’ai encore été confrontée à ce genre de propos, et à des débats publics quant à mon genre ; « la vie d’ma mère, j’vous jure c’est un garçon ! ».

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Plus grave… Alors que je n’avais pas encore commencé le traitement hormonal, je ressentais parfois le besoin de faire un tour dans la rue avec une tenue féminine, expérimentant mon genre avec la très mauvaise idée d’attendre pour cela la nuit (cela possède toutefois une raison compréhensible, la nuit il y a moins de monde et donc j’avais moins de risques d’être reconnue par quelqu’un que je connaissais ; et je n’avais pas encore fait mon coming-out public). Cheminant sereinement, je traverse la rue à un passage piéton ; une voiture s’arrête alors. Les fenêtres s’ouvrent, j’entends qu’on m’insulte. « Fils de pute ! », « Sale pédé ! » sont criés. Je feins de ne pas entendre, je continue mon chemin. Le feu passe au vert, la voiture tourne et passe devant moi. Les mêmes insultes fusent de nouveau. J’ignore de nouveau. Je constate finalement qu’au bout de l’avenue… la voiture fait demi-tour. Panique, peur, je me mets à courir, je change de rue le plus vite possible, je me cache derrière une haie. Ce jour-là, j’aurais pu être agressée, j’aurais pu être retrouvée le lendemain matin la gueule en sang ou morte. Les journaux m’auraient alors présentée comme un travesti, ou n’auraient simplement pas parlé de moi (les personnes trans valent moins que les personnes cisgenre aux yeux des médias, même devant la mort).

On en parle peu, mais il existe aussi un important harcèlement transphobe sur Internet. Toute personne s’affichant publiquement comme étant trans, sur les réseaux sociaux, s’expose à une vindicte populaire permanente. Je ne connais pas de personne trans qui n’ait pas été touchée, qui n’ait pas reçu de messages haineux ; et j’en connais qui en reçoivent tous les jours, toutes les heures qui passent. Des messages méprisants, haineux, qui rient de ce qu’on est, de notre apparence, de nos choix. Des propos atroces. J’ai déjà lu que nous étions « Des erreurs de la nature, 100x pire que les pédés »… J’ai déjà lu qu’il fallait nous pousser au suicide. On nous qualifie de monstres, on nie notre genre d’élection, on nous considère ouvertement comme des anomalies à éliminer.

Dans l’échelle des valeurs et des genres, nous valons d’ailleurs encore moins que des femmes cisgenre. Depuis que j’ai commencé mon traitement hormonal, que mon apparence est moins ambiguë, j’ai moins de propositions indécentes. Clairement : on me propose moins souvent de l’argent pour que je me mette à genoux et que je fournisse une fellation. Moins de voitures s’arrêtent à côté de moi pour me proposer de faire un tour. Cela arrive toujours, je me fais toujours siffler et aborder, je subis le sexisme ordinaire, mais l’on me prend moins pour un objet sexuel (oui, j’en suis rendue là).

Comme je le disais, il ne s’agit toutefois que la partie visible de l’iceberg. S’il existe de tels propos, clairement haineux et méprisants, c’est que notre société toute entière est basée, dans ses valeurs, sur notre mise à l’écart, sur le fait que nous serions une anomalie, une exception monstrueuse.

Déjà, parce que de (trop) nombreux psychiatres nous considèrent comme ayant une maladie mentale. J’ai moi-même été confrontée, lors de ma phase d’acceptation et avant mon affirmation publique, à des amis m’assénant que la transidentité (pardon, le « transsexualisme ») était une maladie mentale grave. Qu’il s’agissait d’individus souhaitant arracher leur pénis (étrangement, on en parle d’ailleurs que de ce « sens » là ?) et ne respectant pas leur propre corps. En résumé, une méconnaissance sévère de ce qui constitue notre état, nos besoins. En France, encore, il existe un parcours psychiatrisant et pathologisant, s’auto-proclamant « officiel », la SOFECT. Il s’agit d’une association de praticiens (endocrinologues, psychiatres, chirurgiens…) se faisant fort de prendre en charge le « transsexualisme » (j’emploie les guillemets car il est bien clair que cette prétendue maladie mentale n’existe pas). Bien entendu, aucune personne trans ne fait partie de cette association irrespectueuse de nos parcours de vie. Les personnes concernées sont soumises à des batteries de test, majoritairement psychiatriques, et considérées comme malades. Elles sont souvent désignées avec leur genre de naissance par les soignants, même après une éventuelle réassignation génitale. Elles sont poussées à la chirurgie comme étant un but ultime, alors qu’il ne s’agit pas forcément même d’une étape (personnellement, je n’ai même pas encore envisagée la chose, cela viendra peut-être mais comme je l’ai dit plus tôt, je suis à l’aise avec mon anatomie à ce sujet). Elles sont considérées comme devant absolument être hétérosexuelles dans le genre d’élection (pour le coup, ça me disqualifierait d’office). Elles sont infantilisées, leurs rendez-vous sont pris sans que leur accord ne soit demandé, et leur apparence étant jugée à chaque rendez-vous (mais,  vous prétendez être une femme, pourquoi ne portez-vous pas de jupe ?). On leur prescrit des inhibiteurs de testostérone sans pour autant compléter avec la contrepartie en œstrogènes, pendant plusieurs mois, ce qui provoque de l’ostéoporose et un état de sévère dépression (le corps humain n’est simplement pas fait pour fonctionner sans hormones, cela pose des problèmes graves), ce qui est une usine à suicides et à exclusion sociale. En outre, les chirurgiens sont en France limités en nombre d’interventions génitales par an, ce qui empêche leur spécialisation. Nombre d’entre-nous partent en Thaïlande car les professionnels y possèdent un niveau bien supérieur, de manière incomparable. L’inconvénient majeur, c’est le prix : sans compter le voyage, il faut souvent compter aux alentours de dix-mille euros afin de s’assurer d’une reconstruction parfaite, et rien n’est remboursé par la sécurité sociale dans ce cas.

Trans as in fuck you

La transphobie naît aussi de ce que l’on appelle le cissexisme : le fait de réduire le genre à l’apparence physique, y compris intime ; parce que la société considère les femmes comme des incubateurs sur deux jambes, et surtout les hommes comme des pénis ambulants. Dans ce contexte, le statut des personnes trans est très lié à leur anatomie génitale, ce qui est pourtant très intrusif. De façon saugrenue, une partie du féminisme cisgenre est encore coincé dans ces conceptions, excluant les femmes trans en les voyant comme des prédateurs qui souhaiteraient infiltrer les milieux féminins afin de mieux commettre viols et agressions, et les hommes trans comme étant des victimes du patriarcat étant passées à l’Ennemi (et ignorant totalement l’existence des personnes non-binaires). Heureusement, nous assistons à une vague militante prenant en compte nos vécus et notre véritable nature, et sur laquelle nous pouvons, je le pense, fonder nos espoirs : celui de voir nos identités enfin reconnues et nos êtres enfin libérés de la simple classification biologique. Nous ne sommes aucunement à réduire à nos parties génitales et deux personnes possédant un utérus ne sont pas forcément plus semblables entre elles qu’à une personne en étant dénué. C’est avant tout de cela qu’il s’agit. On considère les hommes et les femmes comme étant des catégories biologiques, scientifiques, et impossibles à transcender, alors qu’il n’y a rien de plus faux. Il s’agit d’un état social et d’une identité, et l’apparence des organes génitaux visibles à la naissance n’est qu’un critère parmi tant d’autres pour que la personne s’affirme un jour être un homme, une femme, un peu des deux ou rien de tout cela ; d’après son ressenti, son vécu, sa manière de se percevoir. C’est une des sources de la transphobie. L’autre jour, je vais à un guichet SNCF pour prendre un billet de train, je présente ma carte jeune, la guichetière hallucine, et en moins d’une minute de conversation, elle me demande si j’ai « fait l’intervention ». Je vous laisse juger de la pertinence de la question en un tel contexte, de la part d’une personne que je ne connais pas… et de l’effet sur ma personne. J’ai été vraiment très choquée.

Selene

Le cissexisme, c’est aussi considérer que l’IVG fait partie du droit des femmes (il y a des hommes qui sont concernés ; cherchez Thomas Beatie sur google si vous avez la curiosité de voir un homme enceint, il a accouché de trois enfants) ; alors que l’on peut simplement parler de personnes possédant un utérus fonctionnel. C’est de dire que quand on a du courage, on a des couilles (enfin, pour le coup, c’est aussi sexiste, tout court).  J’arrête la liste là et je laisse votre imagination travailler sur l’ensemble des propos cissexistes que l’on peut tenir au quotidien. Ces propos n’ont certes rien de dramatiques lorsqu’ils sont pris individuellement ; mais mis bout-à-bout, dans leur ensemble, ils contribuent à signifier que les personnes trans sont anormales, au mieux des exceptions dont il n’est pas forcément pertinent de tenir compte lorsque l’on parle de la généralité.

Pourtant, dans ce contexte, on vit un véritable massacre à notre échelle.

En ayant été éduquée dans une famille particulièrement ouvert d’esprit et aimante, respectueuse et désormais très soutenante, j’ai pourtant attendu l’age de 27 ans pour m’accepter, pour admettre ce que je suis. La transphobie, je l’ai intériorisée, elle m’a poussée à combattre ma véritable nature, à me cacher, à me faire passer mollement pour ce que je n’étais pas. Elle m’a faite souffrir, me faisant concéder à tort que j’étais réduite à une condition d’homme n’acceptant pas sa propre virilité, là où j’étais en fait une femme ayant été assignée mâle à la naissance, conduite à une socialisation d’homme qu’elle n’avait jamais désirée, par défaut et parce qu’on ne lui avait jamais présentée l’alternative comme étant simplement possible. Dans les médias, l’on présente les personnes trans comme étant des hommes ayant voulu devenir des femmes, ce qui est absolument faux, ce qui est un modèle dans lequel il est très difficile de se reconnaître. Bêtement, parce que je n’ai jamais été un homme, et parce que je n’ai jamais voulu devenir une femme : j’ai toujours été une femme, je me suis toujours vue comme telle, je rêvais d’enfin pouvoir être considérée comme telle.

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On nous présente comme des bêtes de foire, on nous pointe du doigt comme étant des curiosités au mieux, des monstres bien plus souvent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les femmes trans sont bien plus visibles que les hommes trans ou les personnes non-binaires : nous sommes bien plus spectaculaires, et avec la grille de lecture sexiste de la société les hommes trans seraient des femmes qui veulent améliorer leur statut, là où les femmes trans subissent de leur plein gré l’humiliation de la féminité, ce qui fait de nous des monstres à exhiber. Dans les œuvres culturelles, il est courant d’humilier les personnages masculins en leur faisant revêtir des atours féminins… et la surprise d’une femme qui est en réalité trans est un ressort comique archi-classique (et insultant)… Quand on pense au nombre de femmes qui sont violées, tuées ou tabassées parce qu’elles se révèlent avoir un pénis (ou en avoir eu un…), non, la blague n’est pas drôle, pas drôle du tout. Pensez-y : je serai peut-être un jour au nombre des victimes.

On considère même que nous ne devons pas nous reproduire. Dans les textes, la République Française exige encore notre stérilité afin de permettre notre changement d’état civil. Dans la théorie, pour avoir enfin un F sur ma carte d’identité, pour que les administrations ne me considèrent plus comme un homme, pour que les guichetiers et guichetières de la SNCF ne me demandent plus ce que j’ai entre les jambes, pour que les recruteurs ne partent plus du principe que je suis un travesti, il me faudra passer devant des experts pouvant affirmer que je ne suis plus capable de procréer. C’est, en soi, une forme d’eugénisme, que l’institution Européenne elle-même dénonce déjà… Sans compter le fait que la procédure de changement d’état civil est longue, coûteuse, humiliante. Ce sont des personnes tierces qui pourront décider de la légitimité de mon genre devant la République, qui auront même le droit de me la refuser, et à qui je devrai dévoiler mon vécu et mon intimité afin d’être reconnue à juste titre.

C’est dans ce contexte que nous vivons. C’est dans ce contexte que chaque jour, des personnes trans, pour la plupart en outre victimes de racisme, sont tuées chaque jour. C’est dans ce contexte que l’écrasante majorité d’entre nous meurent de leur suicide, souvent sans jamais avouer la réalité de la portée de leur geste, dans la honte ; l’autre alternative étant souvent la vie malheureuse passée à se cacher, à ne pas assumer, à pleurer dans son lit en rêvant à une vie que la société ne nous laisse pas espérer. On estime couramment une prévalence de la transidentité de l’ordre du pourcentage, mais c’est sans compter le nombre de personnes qui passent leur vie à se cacher, et celles qui ne dépassent pas l’adolescence, se suicidant en réalisant qu’elles ne pourront, de toutes façons, jamais vivre leur vie. Leelah Alcorn (pareil, vous devez faire fonctionner google si ce nom vous est étranger) en est un exemple très récent, mais qui n’a rien d’une exception. C’est parce qu’elle était blanche, de bonne famille, et qu’elle avait laissé une note de suicide sur Internet, que nous avons pu médiatiser et diffuser l’événement. Mais chaque jour, il y a d’autres Leelah Alcorn, souvent de couleur, souvent pauvres, souvent ignorées et méprisées, et dont on ne connaîtra jamais la véritable raison du suicide, étouffée par la famille proche ou parfois même jamais assumée.

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Moi-même encore, en me regardant nue dans le miroir, j’ai du mal avec l’apparence de mon corps au bout de deux mois d’hormones. Je suis entre-deux, j’ai l’impression, le sentiment d’être un monstre. Pourtant, je sais pertinemment qu’il ne s’agit que d’une injonction sociale. Les canons de beauté sont très binaires, ne tiennent pas en compte de la réalité des personnes, même cisgenre. C’est une machine qui broie les individualités. Je dois m’en extraire. En fait… nous devons toutes et tous nous en extraire.

Il faut absolument que nous cessions de théoriser le vivant en oubliant la réalité de nos vécus, de nos identités, de ce que nous sommes. Nous ne faisons qu’entretenir une usine à dépréciations, à humiliations, à dépressions. Pourtant, ce que nous demandons, c’est simplement que nous acceptions enfin d’aimer l’Humain tel qu’il est, c’est à dire dans sa diversité. Prétendre qu’il existe des personnes normales et d’autres anormales, prétendre qu’il existe un standard, ce n’est ni plus ni moins qu’écraser tout le reste de l’humanité. Nous sommes une espèce particulièrement diverse, il n’existe pas deux individus qui soient identiques, même en prenant en compte le fait qu’il en existe des jumeaux. Aimer l’humanité, être humaniste, c’est aussi non pas tolérer (ce qui induirait une hiérarchie, une gradation, une normalité ne faisant qu’admettre une anomalie) mais bien accepter que les autres puissent ne pas être exactement pareils que nous. C’est respecter les vécus différents, les choix, les identités.

Nous y arriverons, j’y crois fermement, et cette certitude me permet de vivre.
Y’a du boulot. Il faudra de la visibilité, de l’éducation, de la sueur, des larmes.

Mais on y arrivera.

On n’a pas le choix.

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