Démystifier la beauté, GLH, 1975

Beauté et homosexualité : ça y est,on va tomber dans tous les clichés, de ceux de l’imagerie de l’éphèbe grec, ou de ceux de l’écriture esthétisante, de Wilde à Proust, bref de tout ce qui falsifie l’homosexualité en y amalgamant jeunesse, beauté, culture et fric ; une telle vision ne recouperait que le discours des homosexuels bourgeois, qui est aussi celui de France-Soir1. Car l’essentiel n’est pas l’objet de beauté mais bien plutôt sa résonance sociale, c’est-à-dire le désir qu’il engendre, refoulé ou réalisé, dans ou malgré les structures sociales : voilà l’homosexualité de notre quotidien, celle de la rue, du travail, de la structure familiale, partout explicite ou partout latente, mais partout à l’œuvre. Et la beauté, quelle que soit l’idée qu’on en a ou qu’on nous enseigne, ne manque pas d’y participer.

La société a un discours sur la beauté, même qu’elle en propose partout le modèle ; de quoi ? de la beauté ou de la société ? Des deux: c’est le blanc mec, mince, viril, entreprenant, également intelligent et cultivé mais juste ce qu’il faut.

Pour la femme, ses critères de beauté sont ceux qui siéent à sa docilité : minette, épouse comblée, mère épanouie, ménagère aux jolies mains, vieille dame digne, ou pute exutoire : de l’enfance au troisième âge, de la famille aux mass médias, au milieu de toutes ses servitudes, elle a parfois cinq minutes pour « se faire une beauté ».

Le but est d’autant mieux atteint que le modèle, à incarner et à faire vivre chez l’autre, toujours remémorisé, est ressenti comme absence et comme manque de beauté à combler. Beauté et rôle social sont présentés comme logiquement liés.

la quête des corps

La beauté de la jeunesse c’est l’exaltation du corps viril, du sport aux Jeunesses Hitlériennes, de la promotion sociale à la bagnole de sport, des pubs qui utilisent des sujets de plus en plus jeunes à l’industrie internationale du jeans. Autant d’amalgames beauté/jeunesse qui déclenchent la contemplation et la consommation, soutiennent l’ordre socio-économique, tandis que, sur le refoulement et la sublimation, prospère la misère sexuelle.

.

Steven-Klein-Homotography-04

L’homosexualité n’échappe pas à la rentabilisation des critères de beauté, impuissante qu’elle est à se démarquer de façon cohérente ou significative du culte de la virilité ou de l’image aliénée de la femme. Le culte du cuir, du blouson, du motard, enfourchant et domptant sa machine entre les cuisses, ou celui, plus complexe, du travesti qui reprend à son compte les attributs de séduction —par mimétisme ou provocation — de la femme, l’illustrent bien.

La quête des corps, la drague, se font certainement de façon plus souple chez les homosexuels, mais l’imagerie sociale ne les traverse pas moins et permet la rentabilisation.

Ce sont les revues pornos qui n’offrent à la masturbation que des étalages des musculatures huilées, de corps dénudés aux positions phallocrates.

C’est cette désincarnation fascinante et frustrante de l’image de deux corps jeunes et « beaux » qui nous fait marcher et courir au fond des cinés pornos pour y subir, dans la passivité obligatoire, la vision d’un film surtaxé et débile (« II s’agit de durcir davantage votre sexe Monsieur le Ministre » disait un député R.I. à l’assemblée nationale lors du récent débat sur la pornographie ; charmant lapsus !).

dictature de l’œil

 

On interdit une revue de petites annonces sexuelles et on publie l’Histoire d’O dans l’Express, ce qui est nettement plus rentable (augmentation de la diffusion – et du phallocratisme – de 30 %).

La même fascination par l’écriture et l’image passe par les stars de la pop music et du cinéma : Marylin Monroe et Mick Jagger, références, parmi d’autres, des homosexuels, qui se révèlent des écrans à phantasmes parfaits.

Il y a aussi la destruction systématique ces mois-ci, des tasses de Paris, et parallèlement l’ouverture de boites, ce qui permet de canaliser les homosexuels vers des lieux moins libres et gratuits, plus contrôlables et payants.

Hors de la consommation et de la dictature de l’oeil, point de salut. Le discours libéral s’aligne sur la rentabilisation. Si cette dernière est combattue, la tolérance laisse la place à la répression. Si on est homosexuel, alors il faut vivre caché, être riche ou gigolo, consommer l’image et pratiquer le voyeurisme. Ce qui nous force à la construction d’une identité qui sera homosexuelle et bourgeoise ou ne sera pas.

A travers ces pratiques, la communication reste une illusion : le chantage à l’image, le jeu de la séduction, ne conduisent pas à la jouissance authentique, ce que la beauté laissait sous-entendre. Et sur fond de rareté, le pédé solitaire erre, dans la rue, dans le métro, les yeux écarquillés de frustrations, entre le boulot désérotisé pour raisons de production, et la famille désérotisée pour raisons de reproduction. Nous sommes loin des visions du couple micheton-gigolo diffusé aux masses par France-Soir1.

Nous avons tous connu de douloureux retours à la réalité quand nous avons l’imprudence de cautionner ceux qui s’imposaient à nous par leur seule présence séduisante. Ces belles gueules ou ces beaux corps ne présentaient pas leur beauté comme un simple hasard de naissance mais comme un privilège aristocratique. Et notre crédit aux critères de beauté est proportionnel à notre faculté de tomber amoureux. Cette abnégation de soi et cette fuite de la réalité extérieure sont légitimées curieusement par l’idéologie internationale du couple et de la fidélité, quand ce n’est pas, pour les hétérosexuels comme pour nous déjà aux Pays-Bas, par celle très officielle du mariage.

étiquetage

Il y a aussi ce carburant efficace au maintien de la notion de beauté qu’est le phantasme, qui nomadise le désir, et du coup désexualise la plupart de nos rencontres quotidiennes.

L’étiquette sexuelle, sociale et revendiquée comme telle, est répressive pour tous et réduit et hiérarchise par le processus de la sélection, bref divise pour mieux régner ; le pédéraste (beau = jeune), le gérontophile (beau = vieux), le nécrophile (beau = mort), le voyeur (beau = image), l’homosexuel (beau =homme), l’hétérosexuel (beau = femme), bref nous tous crispons notre désir au lieu de l’écouter ; mon corps, ton corps, sont morcelés comme des quartiers de boeuf, en morceaux de choix et en rébus. Les localisations officielles du désir sur le corps, appelées zones érogènes, se maintiennent par le refus d’en érotiser d’autres, pour finalement ne jamais aboutir à l’entière érotisation du corps, comme notre sélection à celle du corps social.

Le refus individuel et social d’une prise de conscience globale du corps construit la Beauté, ce problème aussi vivace que mensonger.

La répression sexuelle et son ombre, l’autorépression, institutionnalisent la sublimation, et transforment les super mysogynes en homosexuels débiles, les folles en super militaires, les phallocrates en dragueurs de boîtes, les pédérastes en excellents pédagogues comme les incestueux en parents modèles ou les paranos du trou du cul en hétérosexuels exemplaires : un caractère clos est davantage construit sur ses répulsions que sur ses désirs, ou sur son idée de ce qui est laid plutôt que de ce qui pourrait être authentique. Et cela ne serait pas important si la société n’offrait pas à de tels caractères la possibilité d’appliquer immédiatement dans le champ social leurs répulsions destructrices, et ce dans la plus pure légalité.

Séduire, faire phantasmer et sublimer, la beauté est efficace pour capter et fixer le désir, nous faire courir toute notre vie à la poursuite de son incarnation, et en fait considérer l’humanité d’un oeil blasé, désérotisé, désengagé. C’est pourquoi il est urgent de briser, chez l’autre comme en soi, la prise de pouvoir par le seul pouvoir de la beauté et de l’image, dont participe notre sélection du passant comme le charme discret de Giscard.

 


décryptage

De notre inconscient le plus profond à notre geste le plus raffiné, du regard qu’on porte à autrui, qu’autrui porte sur nous à celui qu’on se porte à soi, nous le voyons clairement, la beauté interfère, et fait jouer tous les processus sociaux et individuels que nous avons essayé de décrire. Et si certains homosexuels ont réussi

à construire d’autres modes de vie que celui de couple-refuge — d’autres relations que celles de possédant/possédé et de masculin/féminin, ou de vivre hors des composantes mysogine et phallocrate que leur octroie leur statut de mec — ils n’en sont pas moins parfois à la merci de la beauté comme fausse échelle de valeurs.

Nous-mêmes, au sein du Groupe de Libération Homosexuelle, avons beaucoup de difficultés à démystifier la beauté, et nous parvenons mal à ce qu’elle ne joue pas son rôle, manifeste au niveau du désir, ou latent au niveau de nos situations de groupe. Peut-être que ces difficultés, par le fait qu’elles sont dites et débattues, concourent néanmoins à nous construire une lucidité dont d’autres groupes manquent d’où souvent leur irréalisme et parfois celui de leur lutte. Le travail du G.L.H. se situe autant dans le décryptage d’une vraie histoire de l’homosexualité, dans celui de l’utilisation de l’homosexualité latente par la société, que dans la création de nouveaux rapports entre nous, et insérés dans la perspective d’une lutte globale contre toutes les normalités.

Groupe de Libération Homosexuelle

1. « La Rue Sainte Anne est devenue l’un des centres de la prostitution masculine à Paris. Sur les trottoirs, des Bentley bleu métallisé, des Rolls blanches : sur ce qui reste de trottoir, une trentaine de jeunes gens, visage couvert de fond de teint, héritiers lointains de ces éphèbés qui, au temps d’Oscar Wilde, traversaient les salons un lys à la main. Entre les voitures, les boîtes et la faune du trottoir un mouvement perpétuel s’établit. Les riverains se sont plaints et trois conseillers de Paris viennent d’attirer l’attention du préfet de police sur ces faits. »

France-Soir du 25 octobre 1975.

In Sexpol #6 « Beauté Laideur » – décembre 1975

Ce contenu a été publié dans Années 70, Dépoussiérages, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.