Pédés et gouines : l’horrible engeance, Guy Hocquenghem, novembre 1972

10562462_723226721084360_5823855265200496531_oL’horrible engeance. Couple banal. Mal mariés : qu’est-ce qu’ils ont à faire ensemble, pédés et gouines, puisqu’ils ne veulent pas se faire l’amour ?

Ça n’avait donc rien d’évident, cette association. Les pédés passent pour misogynes, c’est connu. Ils ont le culte de la bite et de la virilité. Ah, les femmes, les affreuses, les rancunières, celles qui nous volent nos hommes…

Est-ce que les pédés ne demandent pas à être traitées en femmes, alors que les femmes, justement, en ont marre ?

Et pourtant: aux U.S.A., dès le début du Gay Liberation Front (front de libération homosexuelle) en juin 69, après la mort d’un jeune pédé au cours d’une descente de flics dans une « boîte », le Women’s Lib soutient. En France c’est encore plus net : l’initiative vient des femmes. Du M.L.F. d’abord : dès son apparition, il crée les conditions d’une nouvelle compréhension de ce qu’on appelle les luttes. Le champ politique se sexualise, ou, plutôt, l’union pour la lutte des gens concernés par la même situation « privée » devient possible. On est femme avant d’être trotskiste ou maoïste, pourquoi pas pédé ? C’était la vie privée, donc privée de sens politique, ça devient un combat… Les signes s’inversent : dans le privé les pédés haïssent les femmes. Dans la lutte, ils se retrouvent côte à côte. D’ailleurs les femmes prennent aussi l’initiative sur la question homosexuelle. Il existait un club homosexuel en France, feutré et discret : Arcadie. Les femmes qui y étaient se regroupent en liaison avec le M.L.F. : elles imitent les pédés, et, en mars 71, 1e groupe en question se manifeste successivement à la Mutualité, en attaquant un meeting contre l’avortement, en sabotant une émission de Ménie Grégoire sur l’homosexualité. Le mot « hétéroflic » apparaît. Puis c’est le numéro 12 de Tout qui paraît au moment du débat de l’Observateur sur l’avortement auquel pédés et femmes participent activement. Ce sont les gouines qui ont commencé. La majorité du M.L.F. est d’ailleurs réticente, voire franchement critique, à l’égard de cet avorton dernier venu, le Fhar, qui copie le fonctionnement du M.L.F. (assemblée générale hebdomadaire aux Beaux-Arts), en mime le style (chansons, week-end ensemble, amour entre nous, guerre aux phallocrates). Même le numéro 12 de Tout contient un « manifeste de 348 salopes qui se sont fait enculer par les Arabes »…

Une nouvelle logique politique apparaît : des rapports entre pédés et femmes avaient été jusque-là marqués par les culpabilisations qu’entraîne une conception du désir fondée sur le manque et la castration. Les uns et les autres découvrent qu’au fond la castration on s’en fout, qu’on peut jouir sans obéir ni transgresser la loi du phallus. Et puis, qu’il y a des cibles communes: la famille hétérosexuelle reproductrice, etc… On se retrouve pour dénoncer ce rôle. Côté M.L.F., on s’habitue à retrouver les pédés dans chaque manif. Ça paraît tout naturel. Au fond, on ne sait pas très bien pourquoi sinon qu’en principe « ce ne sont pas des hommes comme les autres » puisqu’on a le même ennemi : le phallocratisme, les rouleurs de mécanique qui cassent la gueule aux pédés et sifflent les nanas. En caricaturant, on peut dire que les femmes du M.L.F étaient les vrais Jules du Fhar, politiquement parlant. La plupart des initiatives venaient d’elles.

Face au petit monde gauchiste, les pédés continuaient à jouir de la position enviable – et enviée – d’être les seuls hommes à discuter avec les femmes du M.L.F. Position qu’il importait de sauvegarder. A l’inverse, les femmes montraient avec des pédés leur capacité à parler à des hommes ou du moins à des gens déclarés physiologiquement tels. Cohabitant dans la préparation ration des actions, dans les discussions en petits groupes, certains pédés et certaines femmes finirent par se faire d’authentiques déclarations d’amour, toutes platoniques d’ailleurs. L’affreux rapport de pénétration étant exclu de part et d’autre, et comme on n’avait pas trouvé – on ne l’a toujours pas trouvé d’ailleurs – comment vivre nos relations, on en est venu à confondre la complicité à l’égard d’un même adversaire et un véritable rapport libidinal.

Le Fhar a toujours gardé un côté irresponsable ; une incapacité à penser stratégie. Pas le M.L.F. Les femmes, la moitié de l’humanité, une communauté réelle, ce n’est guère comparable au mouvement brownien de quelques centaines de pédés. Le M.L.F pèse lourd face au Fhar. Pour les femmes, les pédés parlent beaucoup de sexe et peu d’amour. Ce sont des obsédés sexuels, leurs fantasmes tournent autour du sordide ou de l’abject de la pissotière ou des bosquets des Tuileries.

1620886_614525458621154_2135733793_nLes femmes au contraire, tendaient haut la bannière du véritable amour, de la chaleur affective, des vastes et profonds sentiments dont elles constataient l’absence dans le monde des hommes. Les femmes se battaient au nom de l’amour, les pédés au nom du sexe. Mille fois le débat revint, et notamment lors du dernier week-end que quelques copains du Fhar et quelques copines du M.L.F. ont passé ensemble. « Vos histoires d’enculage, c’est du sado-masochisme, nous on veut l’amour. Remontez au-dessus de la braguette », disent-elles. A quoi les pédés répondent : « Mais c’est tout ce qu’on a voulu nous obliger à faire depuis toujours. Sublimer, réaliser l’assomption du sexe homosexuel pour le transformer en affectivité épurée : on n’en veut plus. » Problème: les filles ont expliqué qu’elles en avaient marre de se faire siffler par les mecs dans la rue. A quoi les pédés ont répondu qu’ils ne demandaient que ça, eux : qu’on les siffle, qu’on leur mette la main au cul. Que c’était pour ça qu’ils allaient au Maroc ou en Tunisie. Peut-être faudrait-il qu’on se promène deux à deux, un pédé + une femme, et qu’on détourne les hommages proposés à l’une vers l’autre… Mais surtout, nous est apparu de façon croissante le caractère bloquant de ces statuts, de ces rencontres institutionnelles de groupe à groupe, de ces rapports de puissance à puissance, les pédés, femmes, gouines : on n’est pas seulement ça.

Oui, les pédés et les nanas sont de plus ou moins bon gré collés ensemble : peut-être qu’il n’y a pas besoin de maintenir indéfiniment cette séparation des sexes, elle-même fille de la société hétérosexuelle familiale.

Pédés, gouines, femmes, femmes-pédés, pédés-gouines: moins on a de statuts et de rôles entre nous, mieux on se porte. A chacun ses sexes, et à tous tous les sexes. Et tous les branchements. Une fois éliminés les phallocrates, cela va de soi.

Guy Hocquenghem,in Actuel, n°25, novembre 1972

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