Texte émis par un collectif de féministes, trans, pédés, gouines, bi.es, queers, asexuel.les, et tordu.e.s en tous genres, majoritairement blanc.hes, cisgenre et valides.
« Que le temps fort de l’Europride se déploie à Marseille est une opportunité (…) pour le positionnement de Marseille comme métropole européenne ouverte et attractive pour les LGBTI dans tout l’espace euroméditerranéen. »
« Vous pourrez profiter de la ville historique, du nouveau quartier de la Joliette sur le territoire Euro-Méditerranée, dîner sur le port, déambuler dans le quartier des créateurs – le cours Julien –, visiter le quartier historique du Panier – Plus belle la vie – ou encore profiter de la plage spécialement aménagée pour vous. »
(Extraits du site officiel de l’Europride Marseille 2013)
Déjà capitale européenne de la culture depuis début 2013 ; du 10 au 20 juillet, avec l’€uropride, Marseille devient capitale européenne de la culture gaie et lesbienne « mainstream » : les chantiers continuent et on nous remet encore une couche de peinture rose, avec cette fois-ci quelques touches d’arc-en-ciel ! Alors, puisque ce coup-ci on se sert de l’alibi culturel aux couleurs des fiertés homosexuelles, nous, féministes, trans, pédés, gouines, bi-e-s, queers, assexuel-le-s, déviant-e-s de la normalité… et habitant-e-s de Marseille, prenons la parole et partons à l’offensive pour dénoncer l’instrumentalisation et ne pas collaborer à ces politiques d’aménagement urbain qui, entre autres, installent les plus riches à la place des plus précaires, processus que, dans un certain jargon, on nommegentrification(1).
Le choix de Marseille pour le déroulement de ces événements vise à valoriser l’image de la ville afin de répondre aux exigences impliquées par son statut de pivot économique européen dans l’espace méditerranéen. Le faste du divertissement attire l’oeil et cache ce qui se trame derrière lui.
Marseille est probablement la dernière grande ville de France à ne pas être complètement aseptisée. Pour y remédier, des moyens, et pas des moindres, sont mis en oeuvre, grâce à l’opération Euromed(2), à l’Agence nationale de rénovation urbaine(3), aux partenariats publics-privés entre la métropole et, entre autres, les bétonneurs Vinci, Eiffage et consorts… Après avoir laissé l’habitat se dégrader, il s’agit de virer les pauvres des immeubles vétustes du centre-ville et de les remplacer par des bureaux, des infrastructures culturelles, des commerces et logements de standing. Une grande entreprise de pacification, de « reconquête », s’est engagée dans le cœur de la ville où le pouvoir et la bourgeoisie se donnent à voir, exhibent leur image de marque.
De vastes projets immobiliers pullulent un peu partout. Le Vieux Port est désormais muséifié et javellisé. Le Panier est rénové en décor de série télé, et Belsunce s’apprête à accueillir une population toujours plus aisée. Noailles devient un quartier commerçant qu’on voudrait « exotique » ou « cosmopolite », envahi de flics, de caméras et de touristes. Le marché aux puces des Arnavaux sera aseptisé, transformé par Euromed 2 en « marché des cinq continents ».
« Ici on est entre le Marais et Montmartre. » Voilà ce qu’affirment les promoteurs de l’€uropride à propos du Cours Julien… Le Cours Julien et la Plaine deviennent, certes, un quartier « boboïsé » « festif » et « créatif » avec sa branchouille-attitude, ses terrasses blindées. De là à comparer le quartier à Montmartre ou au Marais, c’est prendre les rêves des spéculateurs immobiliers pour une réalité ! Quelques petites entreprises LGBT y fleurissent certes aux côtés de boutiques de créateurs mais, même si la spéculation bat son plein, on reste assez loin des tarifs au mètre carré(4), seul véritable enjeu de toutes ces transformations pour les décideurs. Cela dit, le décor est planté, le Cours Ju, filmé par les caméras de la ville est déjà bien clinquant et augure de ce qu’il se passe sur tout le quartier de la Plaine. Il ne reste plus qu’à y attirer une population aux portefeuilles encore plus garnis et à éjecter les derniers récalcitrant-e-s. Certain-e-s, en tout cas, s’y attèlent déjà, tel ce commerçant (gay) du Cours Ju, caricature bien réelle de cette bourgeoisie bien pensante de gôche, qui a réussi à coups de citoyennisme zélé et de pétition à faire en sorte que dégagent les « zonards », mendiant-e-s ou travailleur-euses du sexe de sa rue. On peut aussi citer ce bar lesbien, place Jean Jaurès, où l’on fricote avec la police aux frontières.
Le village de l’€uropride s’installe à la Friche de la Belle de Mai, désormais lieu en vue de la culture capitale… L’ancienne manufacture de tabac accueille le pôle média où l’on tourne Plus belle la vie, le pôle culturel où l’on croise des artistes et des touristes qui se baladent en taxi ou en pousse-pousses au coeur d’un quartier si « typique »… Autres quartiers, même ambition de faire du fric : la Belle de Mai et Saint-Mauront restent jusqu’à présent des quartiers populaires où les gens friqués sont pour l’instant minoritaires. Mais les spéculateurs savent à quoi s’en tenir : il fait bon y investir. Grâce à leurs proximités avec les quartiers Euromed et le centre-ville, grâce à la fréquentation de la Friche, des commerces pour riches et des infrastructures culturelles qui s’y installent, grâce à toutes celles en projet notamment à Saint-Mauront, grâce à la transformation de la caserne du Muy en campus universitaire : ces quartiers ont un avenir immobilier tout tracé. On y vit actuellement en partie dans des logements que les bailleurs laissent se dégrader, au milieu des rats et des cafards, mais, ça construit, ça rénove, on incite les uns à partir pendant que d’autres arrivent, attirés qu’ils sont par les évènements culturels mais aussi par le « charme » d’un quartier qu’on vend pour son « âme de village » et « ces communautés qui cohabitent et se respectent ». Pacifier pour coller à l’image publicitaire de l’agence immobilière, tout en s’assurant que cellezésseux qui seront contraint-e-s de partir, continuent à se faire la guerre (les fils et filles d’immigré-e-s contre les Rroms, les locataires contre les squatteur-euse-s, les mecs virils contre ceux qui le sont pas assez etc.). Peu à peu, alors que les uns ou les unes partent, une nouvelle population s’installe, et ne tardera pas à trouver cellezésseux qui restent trop bruyant-e-s, trop odorant-e-s, trop voilé-e-s… et à les dénoncer, quand la loi le leur permet.
Le J4 accueille la cérémonie d’ouverture et une partie des soirées de l’€uropride. Désormais s’y dresse le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Inauguré début juin, le Mucem accueille l’expo « Au bazar du genre, féminin-masculin en Méditerranée » qui scelle une appropriation par la bourgeoisie hétéro blanche des réflexions autour du genre et des sexualités. Les luttes féministes, trans, homosexuelles, queers…, nos existences en somme, y sont muséifiées, vidées de leurs sens, pensées avec les termes des puissants. On se rend dans ce « grand marché » en famille, pour y observer les curiosités exposées : des photos de femmes voilées en talon, des vidéos des premières gaypride y croisent celles de cérémonies de dévoilement organisées dans les colonies(5), ou encore des pisse-debout, des préservatifs féminins, des hymens artificiels et des badges féministes en vitrine…
Joliette, J4, quais d’Arenc : lieu phare de la transformation urbaine opérée ces dernières années par le projet Euromed, qui s’étendra jusqu’aux Crottes et à La Cabucelle. A la place des logements ouvriers, des docks, des entrepôts et autres espaces industriels et portuaires, se dresse aujourd’hui un quartier d’affaires, des bureaux à n’en plus finir pour y accueillir des activités tertiaires « innovantes » ou des sièges d’entreprises, comme la tour de la CMA-CGM (compagnie des porte-conteneurs). On y trouve aussi le silo, transformé en salle de concert et de spectacle, la future galerie marchande et son Multiplex et bien sûr les docks des Sud (qui accueillent les soirées de l’€uropride) : tout un commerce culturel pour jeunes cadres dynamiques.
Au final, un nombre incalculable de projets de rénovation urbaine sont en cours ou partiellement réalisés et rendront Marseille si parfaitement semblable à d’innombrables autres grandes villes. On a bien là un phénomène de normalisation, d’homogénéisation des villes, toutes sur un même modèle : à chaque pièce du puzzle, sa fonction.
L’€uropride s’installe dans des endroits huppés, symboliques de la politique de la ville. Cet évènement s’adresse aux lesbiennes et gays qui ont pu montrer patte blanche et s’intégrer. Cellezésseux que les intérêts capitalistes souhaitent accueillir au coeur de la ville à la place de cellezésseux qu’on voudrait cantonnés dans des cités dortoirs encerclées par la police, dans les usines ou dans les mêmes bureaux mais aux heures de ménage, ou encore dans les prisons (et autres centres de rétention, établissements pour mineurs, maisons d’arrêt, hôpitaux psy).
La ville elle-même devient un lieu d’enfermement. Les urbanistes combattent les angles morts, tous ces espaces qui échappent encore au regard des caméras de vidéosurveillance. Autant de lieux d’une sociabilité qui n’est pas encore totalement intégrée à la normalité et aux flux contrôlés : des “marchés aux voleurs”, des zones où l’on peut se retrouver pour tenir les murs, des espaces libres pour s’y rencontrer entre pédés (et plus si affinités), d’autres où les travailleuses-eurs du sexe emmènent leurs clients… Il s’agit, au final, d’empêcher tout rassemblement, tout arrêt, tout attroupement. La configuration des lieux et l’architecture sont pensées pour des interventions policières, voire militaires, rapides et efficaces.
Nous, féministes, trans, pédés, gouines, bi.es, queers, asexuel.les, et tordu.e.s en tous genres refusons de collaborer avec cette machine de guerre et son alibi culturel, avec les concepteurs et les profiteurs de ce système dont la politique d’aménagement urbain n’est qu’une des multiples facettes. Nous choisissons de prendre la parole et de visibiliser nous-mêmes nos déviances à l’ordre hétéropatriarcal et homonormé. Nous refusons de nous laisser confiner dans les endroits spécialisés où l’on exploite commercialement notre besoin de rencontre. Nous nous battrons pour défendre des lieux de rencontre (et/ou de « racolage ») qui ne sont pas contrôlés par des patrons, des macs ou une quelconque autorité, des lieux où il n’y ait pas besoin de puce électronique ni d’aucun moyen de paiement pour s’y rendre. Pour que naissent ou renaissent ces lieux, dans nos quartiers, en groupant nos forces face aux flics, aux machos ou aux fachos qui voudraient nous en chasser… Parce que souvent notre genre ou notre apparence nous contraignent à n’exister que dans certains espaces-temps, nous voulons nous réapproprier la ville parce qu’elle est aussi, dans son ensemble, presque systématiquement conçue et vécue selon le modèle hétéro-patriarcal et la division sexuée du travail(4). Nous voulons reprendre la parole des mains de ceux qui se la sont accaparée pour faire passer leurs arguments publicitaires de tour-operator gay-&-keuf-friendly, leur discours libéral, sécuritaire et ethno-centré, si semblable à celui de l’ensemble de cette classe dirigeante qui, de gauche à droite, mène des politiques qui renforcent l’exclusion, l’exploitation et les dominations.
A toustes cellezésseux, quels que soient nos genres, nos sexualités, nos cultures, nos couleurs de peau, à cellezésseux pour qui cela signifient, d’une manière ou d’une autre, que nous n’avons plus notre place dans la ville, à nous de refuser la réduction des espaces à leur simple fonction dans la machine productive, à nous de refuser l’absorption de l’ensemble de nos rapports dans cette spirale capitaliste. A nous toustes de ne pas nous contenter de la maigre place qu’on nous laisse mais d’en déborder.
Des habitant.es de Marseille féministes, trans, pédés, gouines, bi.es, queers, asexuel.les, et tordu.e.s en tous genres, majoritairement blanc.hes, cisgenre et valides.
1 – « L’embourgeoisement des quartiers populaires passe par la transformation de l’habitat, des commerces et de l’espace public, ce qui en fait un processus spécifique qu’on appelle gentrification. Cette transformation matérielle peut prendre différentes formes, comme la réhabilitation du bâti ancien ou sa démolition et son remplacement par des bâtiments neufs. Elle peut être progressive et diffuse, à l’initiative des ménages acquérant et transformant peu à peu les logements, ou de promoteurs immobiliers et de commerçants, ou au contraire planifiée par les pouvoirs publics et transformant d’un seul coup un quartier entier ou un ancien espace d’activité ouvrier (friche industrielle, portuaire, ferroviaire), le plus souvent en partenariat étroit avec des promoteurs privés. » (Anne Clerval, La Lutte des classes dans l’espace urbain, extrait d’entretien, in Lutte des classes et aménagement du territoire, http://basseintensite.internetdown.org)
2 – « Euromed » est une opération « prioritaire » d’aménagement du territoire mise en oeuvre par décret ministériel en 1995 et qui s’étend d’abord sur le périmètre Euromed 1 (la rue de la République, Arenc, la Joliette, la Friche Belle de Mai et la caserne du Muy, Saint-Charles / Porte d’Aix…) puis Euromed 2 (la Cabucelle, les Crottes, Bougainville, les puces des Arnavaux, les Aygalades, le futur éco-quartier Allar…). L’Etablissement Public d’Aménagement Euroméditerranée est une entreprise privée financée et administrée par des acteurs du secteur public (ministres, élus de la ville, préfet…).
« Euromed est l’outil local idéal pour la « restructuration de Marseille » (…) qui s’opère à coups d’expropriations, d’expulsions, d’exercice à outrance du droit de préemption (c’est-à-dire qu’Euromed est toujours prioritaire pour racheter les immeubles de la zone). (…) Il y a un côté exemplaire dans les projets Euromed du simple fait que « l’aménagement du territoire » se déploie et se décline aussi bien à l’échelle de la ville qu’à l’échelle internationale, en passant par l’échelle européenne. » (Marseille Infos, spécial Euroméditerranée, http://basseintensite.internetdown.org/IMG/pdf/euromerde.pdf)
« Les quinze premières années d’Euromediterranée donnent à voir un projet de développement économique efficace appuyé sur une volonté municipale de gentrification des quartiers arrière-portuaire. Ce projet économique et urbain était justifié par la situation de crise d’une ville en mal de régénération. » (Marseille Euromediterranée, accélérateur de métropole, Brigitte Bertoncello, Jérôme Dubois, 2010)
3- L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est un établissement public industriel et commercial créé par la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er août 2003, afin d’assurer la mise en oeuvre et le financement du Programme national de rénovation urbaine (PNRU) qui concerne les « Zones urbaines sensibles ». Pour Marseille, la politique de l’ANRU se décline en 14 projets de rénovation qui sont essentiellement dans les quartiers au Nord : la zone Centre Nord – pour Belsunce, La Villette, National… – ; Saint-Mauront ; Saint-Paul ; Malpassé ; Les Flamants ; Saint-Barthélémy, Picon, Plan d’Aou ; Callisté ; Saint-Joseph ; Les Créneaux ; La Viste ; La Solidarité ; La Busserine, avec un futur pôle d’attractivité économique sur la place de la gare et où, comme à La Savine, le désamiantage est prétexte à détruire les logements pour « reloger » ailleurs les habitants. C’est aussi, au Sud, le quartier de la Soude – Hauts de Mazargue, qu’ils envisagent de réhabiliter avec une démarche « éco-quartier », à proximité du nouveau Parc national des Calanques, et dont les nouveaux logements, à l’image des HLM construits dans le quartier des Catalans ou face à la plage du Prado du temps de Deferre, seront réservés à une clientèle sinon ethniquement au moins socialement homogène : des cadres, des employés de la Ville ou apparentés.
4 – Dix ans après l’installation du premier bar gay dans le Marais, en 1990, le tarif de l’immobilier était déjà à 3800€ le m2, 20 ans après, en 2010, il est passé à 9300€ !
5 – Les colons français ont mené d’importantes campagnes de dévoilement au Maghreb. Le 13 mai 1958 à Alger, place du Gouvernement : des musulmanes sont montrées sur un podium pour y brûler leur voile. L’enjeu de cette mise en scène est de taille : il faut pour les autorités coloniales que les femmes algériennes se désolidarisent du combat des leurs.
6 – « La division sexuelle du travail rend possible une des divisions spatiales fondamentales dans la ville moderne. C’est parce qu’il y a séparation entre travail domestique et travail salarié et attribution de l’un aux femmes, de l’autre aux hommes qu’ont pu se constituer des espaces-temps distincts, que l’on a pu même penser l’organisation de la ville en fonction de cette distinction, et nommer des catégories d’espaces correspondant à chacune des fonctions. Et la situation spatiale des femmes n’est pas ici seule en cause. Les deux sexes sont pris dans cette organisation, ils la construisent. Le fonctionnement de la ville reflète et renforce bien les rapports inégalitaires entre hommes et femmes que l’on constate par ailleurs. Il est bien une construction dont la cohérence, et donc la solidité, reposent sur une certaine division entre les sexes. » (A propos de la construction sexuée de l’espace urbain, Jacqueline Coutras, 1997)
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